ttention, ce livre est politiquement incorrect. Il sera jugé dangereux par les puritains. Pierre Torrès ose accoler les mots vin et plaisir, ce qui est tellement peu dans l’air du temps ! Au moment où la France tente de combattre le véritable fléau qu’est l’alcoolisme par la prohibition, méthode qui produit l’effet contraire de celui que l’on doit rechercher et obtenir coûte que coûte, Pierre Torrès éduque, donne à comprendre, à maîtriser ses pulsions, à aimer. C’est lui qui a raison, bien sûr. Non pas qu’il ne faille pas interdire de conduire lorsqu’on n’est pas en possession de la totalité de ses réflexes, non pas qu’il ne faille pas interdire la vente d’alcool aux mineurs ou exposer dans les médias les graves inconvénients de la consommation excessive de boissons alcoolisées. Tout cela est indispensable et ne saurait être critiqué. En revanche, ne pas apprendre aux jeunes Français à déguster le bon vin avec modération est une absurde abdication de la mission éducative des adultes. Ceux-ci prennent alors le risque de les pousser à la première occasion vers les alcools forts et sans joie, ingurgités d’un trait les soirs de fin de semaine et d’en faire des buveurs compulsifs qui auront les plus grandes difficultés à se guérir de leur addiction.

Nos papilles sont à l’image de l’ensemble de nos facultés sensorielles et ne demandent qu’à correspondre avec notre cerveau. On peut en faire un usage minimal et machinal, mais quel dommage. Il est tellement enrichissant et exaltant de les éduquer et de mémoriser les stimulations qu’elles ont reçues pour comparer, juger, s’émerveiller de ce que l’on mange et que l’on boit, puis de trouver les mots justes pour le dire. S’engager sur cette voie, c’est vivre plus pleinement son humanité. C’est un merveilleux moyen de dialoguer et de partager des émotions avec ses contemporains, donc de se civiliser. C’est à cet exercice d’intelligence qu’invite le livre du bon professeur qu’est Pierre Torrès. Pourquoi ce désir de faire partager son savoir avec une aimable pédagogie ? Parce que rien ne procure davantage de joie que de faire découvrir à un élève qu’il peut chanter juste, jouer d’un instrument de musique, écrire de beaux poèmes, jouer une pièce de théâtre en touchant son auditoire, utiliser son corps pour atteindre l’exploit sportif. Apprendre à connaître ses facultés, à se dépasser, c’est s’engager sur la seule voie possible pour l’humanité : celle de la générosité qui s’ouvre que lorsque chacun donne le meilleur de lui-même parce qu’il a beaucoup reçu de ses parents, de ses maîtres, de ses amis.

Chaque bouteille de vrai vin est unique. C’est un trésor fragile qui ne demande qu’à s’abandonner, pourvu que l’on ait appris à y reconnaître « la gueule du terroir et les tripes du vigneron », selon l’expression imagée du maître Jacques Puisais que rappelle Pierre Torrès. Lorsque l’on a appris à déguster, on peut lire derrière les quelques gouttes de vin que l’on caresse de la langue et du palais un paysage, un ensemble de traditions viti-vinicoles (encépagement, conduite de la vigne, rendements, durée de cuvaison, méthodes d’élevage), le souvenir des saisons d’un millésime, les choix personnels du vigneron qui est l’interprète de ce vibrant instrument de musique qu’est une vigne. Pierre Torrès connaît les mots simples qui donnent envie de s’engager à sa suite. Sa récompense, c’est de savoir qu’il aura répandu du savoir et donc de la joie autour de lui.

Jean-Robert Pitte
Professeur de Géographie à l’Université Paris-Sorbonne
Membre de l’Institut