La vie des sociétés | Carnet | 06/09/2004
FRANCE : L’adieu de Daumas Gassac à Emile Peynaud
Ce mois de septembre 1978 où j’accueille Emile Peynaud à Fréjorgues à la descente de l’avion de Bordeaux marque une date qui va changer/le cours de mon existence et celle de ma femme et des miens

Je venais d’une longue lignée de générations liées aux métiers du cuir et je portais la blessure de la disparition de ces métiers qui s’affichait inexorable dès les années 70

Grâce à cette rencontre, une nouvelle passion va naître pour moi, qui chasse le chagrin du métier perdu

Car Emile Peynaud, dans sa première visite magique à Daumas Gassac, fin septembre 1978, ne donne pas au vigneron novice que j’étais, une « consultation » ; il lui donne, un rêve immense et le projet ardent d’accomplir ce rêve.
En ce jour de septembre 1978, dans la lumière blonde de l’été finissant, prenant des poignées de terre dans ses mains, Emile Peynaud, confirme à ma femme et à moi-même, l’intuition première du géographe, Henry Enjalbert !

« Oui, cette vallée du Gassac, est bien l’un de ces rares et très grands terroirs, qui peuvent faire naître de rarissimes grands crus à l’ombre de leurs basiliques, ici celle de Saint Benoît d’Aniane ».

Et dès lors qu’il y a grand terroir exceptionnel, défense dit le maître de regarder le vin à naître comme un « produit », obligation absolue de s’incliner devant le génie du terroir, honneur d’accepter humblement d’aider le terroir à s’exprimer et de renoncer sans réserves, ni mesquineries„ à se croire devenu le « génie » qui fait naître un vignoble et un vin, comme il y a tant d’exemples contemporains

J’évoque les paroles du maître lors de cette première visite dans la vallée du Gassac.
« II y a des milliers de bons vins très bien faits, il y a très peu de « musique vins » uniques, comme le sont me dit-il Margaux et les premiers grands crus du Médoc » ; Quelle passion l’habite pour les géants de son « Médoc » ! Si proche de son cœur

Quelques jours après cette première visite, je reçois la lettre, précieusement conservée, qui constitue le certificat de naissance du Cru Daumas Gassac.

« Monsieur Guibert, je vous confirme que j’accepte de suivre votre vignoble et vos vinifications, bien que je sois dans le moment de la vie ou je renonce à conseiller beaucoup de vignobles, pour ne garder que les meilleurs bordelais. Par contre, je vais mettre deux conditions : ne me demandez pas de venir régulièrement à Daumas Gassac et ne me parlez jamais d’argent, car je vois pour moi dans Daumas Gassac, l’occasion rarissime d’être au début d’un vin exceptionnel, alors que ma vie durant j’ai conseillé des grands vins établis ».

Ce message fondateur, je ne l’ai pas comme Pascal, cousu sur moi, mais quelle émotion d’être guidé et mieux encore, formé, par le plus grand œnologue du XXe siècle

Vingt ans ont suivi, de collaboration et d’échanges passionnés ; une forte amitié d’hommes a très immédiatement suivi. Si Daumas Gassac doit tout ce qu’il est à Emile Peynaud, je crois intimement qu’Emile Peynaud a beaucoup vibré à être l’accoucheur du nouveau venu dans le club exclusif, des très rares Grands Crus exceptionnels, de la vieille Europe.

Oserais-je avouer, que cette étroite relation, a connu des jours rugueux.
Au bout des premiers dix ans, j’ai cédé à la tentation de croire que je « savais tout » et je l’ai exprimé Jamais depuis l’adolescence je n’avais subi telle fureur indignée.
« Si vous croyez tout savoir en vinification, c’est que je me suis trompé sur vous. Sachez Monsieur Guibert qu’en matière de vinification des très Grands Vins, on ne sait jamais rien, tout est toujours inédit, nouveau et unique ; il n’y a de réponse que dans l’inquiétude vigilante a essayé de comprendre, le dessin unique et exclusif de chaque millésime »

Comme on est loin, dans cette vision de noble modestie, de la pensée brutale et simpliste des gourous actuels, qui se prétendent capables de faire naître des grands vins, sur tous les cailloux de la planète.

Ce jour-là, pour briser ma velléité de suffisance, le maître avait choisi une petite route du Médoc ; il s’était arrêté sur un parking désert ; les vitres de la voiture étaient remontées ; nous étions seuls tous les deux ; et la tempête a éclaté

Bienfaisante tempête, puisque j’en ai compris le message, malgré la mortification de me voir traité comme un cancre dans l’âge mûr et chargé par ailleurs de responsabilités importantes

Oui, Maître, respecté et aimé, je peux vous témoigner que je suis maintenant dans cette inquiétude de ne pas accueillir le millésime qui va naître autrement qu’avec respect et angoisse de ne pas le réduire à être seulement un grand vin bien fait

Cher Maître et Ami, vous étiez depuis quatre ans, prisonnier d’une maladie cruelle ! Je m’interroge ! Conscient, qu’auriez-vous pensé de cette inexorable évolution vers le vin « produit industriel » ; la fin de la taille à la main des petites vignes d’hier par un modeste vigneron lié d’amour à ses quelques arpents ; le gigantisme des vignobles modernes ; l’apparition des marques orgueilleuses qui méprisent le nom chantant des collines de la vieille Europe.

Je pense que vous auriez souffert de cette marche vers l’orgueil et vers l’argent.

Moi-même, vieux bonhomme souvent grognon, je vais donc, en cette veille des vendanges 2004, relire votre parole, celle qui m’a envoyé chercher le diamant dans l’obscurité du chai et dans l’azur des vignes, sur les coteaux du ruisseau Gassac !

« Ici à Daumas Gassac, tout est exceptionnel ! Je vois dans ce fond de ravin, comme un creuset de grande civilisation vineuse ».

Aimé Guibert
Mas Daumas Gassac

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